Les arrêts rendus par la Cour de justice de lâUnion européenne le 4 octobre 20241 dans quatre affaires touchant au Sahara marocain dénotent la dérive de « lâEurope des juges », selon la formule de son premier Président Robert Lecourt, vers un gouvernement des juges, dans la pire acception de lâexpression, qui confine à la « schizophrénie » ou, pour le moins, révèle un défaut de prudence. La solution juridique paraissait simple mais les procédures lâont rendue complexe et politiquement embarrassante pour les Ãtats membres de lâUE. Le juge sâabandonnant au caprice insensé de ses désirs nomades offre au juriste de droit international un « horizon chimérique »2â¦
Les faits présentent un dédale de procédures et dâactes juridiques en raison de la stratégie judiciaire du Front Polisario qui a engagé des procédures dans lâordre interne de divers Ãtats et surtout devant les juridictions de lâUnion européenne pour remettre en cause la souveraineté territoriale du Maroc sur ses provinces du Sahara à la faveur de la contestation des accords commerciaux relatifs à la pêche et aux produits agricoles entre lâUnion européenne (UE) et le Maroc.Â
Dans les présentes affaires, le Front Polisario qui prétend représenter le peuple du Sahara occidental conteste deux accords commerciaux relatifs à la pêche et à lâagriculture conclus par lâUE avec le Maroc. Par deux décisions de 2019, le Conseil a approuvé les accords et protocoles de 2019 en matière de pêche et de produits agricoles dans le cadre de lâaccord de partenariat euro-méditerranéen établissant lâassociation entre les Communautés européennes, désormais lâUE, et le Maroc. Ces deux décisions ont été adoptées à la suite de deux arrêts par lesquels la Cour avait jugé dâune part en 2016 que lâaccord dâassociation euro-méditerranéen et les protocoles commerciaux agricoles et relatifs à la pêche ne couvraient que le territoire du Royaume du Maroc et non le territoire non autonome du Sahara dit occidental3 ; dâautre part, en 2018, par un arrêt sur renvoi préjudiciel Western Sahara Campaign la Cour jugeait que lâaccord de pêche conclu entre lâUE et le Maroc était valide dès lors quâil nâétait pas applicable au Sahara occidental et aux eaux adjacentes à celui-ci4.
Par les quatre arrêts dâoctobre 2024, la Cour rejette le pourvoi du Conseil et de la Commission contre les arrêts du Tribunal qui avait annulé les décisions du Conseil de 2019 par lesquelles ce dernier approuvait les accords entre lâUE et le Royaume du Maroc à la suite dâun recours du Polisario contre ces décisions.Â
En un mot, les décisions qui approuvaient les accords étendant aux produits originaires du Sahara (pêche, produits agricoles ou autres) le bénéfice des préférences tarifaires octroyées aux produits dâorigine marocaine sont annulées. Or ces arrêts sont rendus à la requête du Polisario et ils font suite à sept autres procédures engagées par le même demandeur depuis 2015.
Ces décisions de la justice européenne suscitent une double surprise.Â
Pourquoi le Polisario ? Il existe une véritable stratégie judiciaire du Front qui a multiplié, directement ou par lâintermédiaire dâassociations telle Western Sahara Campaign au Royaume-Uni, les recours depuis 2015 dont certains ont été déclarés irrecevables par la Cour et qui sont de véritables constructions procédurales arrangées, artificielles que le juge européen aurait dû écarter, déclarer irrecevables. Ces actions en justice tendent à accumuler les décisions favorables au Polisario pour créer un semblant dâopinio juris favorable au demandeur ou plutôt hostiles aux droits et intérêts du Maroc.
Surtout, pourquoi la Cour de justice de lâUnion européenne accueille-t-elle ces demandes et traite-t-elle de la souveraineté dâun Ãtat non-membre de lâUnion européenne ?
La Cour dit le droit, câest là sa mission, câest là sa limite. Lâarticle 19 du traité sur lâUnion européenne (TUE) prévoit que la Cour assure le respect du droit dans lâapplication et lâinterprétation des traités » (européens). Elle nâa pas compétence pour régler des différends internationaux.Â
Certes, le respect du droit international sâimpose à lâUnion et donc au juge européen. A plusieurs reprises les traités européens lâaffirment : articles 4, 21 TUE etc… Mais la Cour nâest pas un législateur ni lâorgane exécutif de lâUnion, elle ne dispose pas dâun pouvoir de décision en droit international public ou en matière de politique étrangère, sa jurisprudence nâest pas source de droit international même si, évidemment, au gré de la répétition de solutions similaires elle peut avoir une portée qui nâest pas indifférente. Au fur et à mesure des affaires relatives au Sahara, la Cour est devenue créatrice dâun nouveau droit international qui lui est propre et nâa été repris jusquâà présent par aucune juridiction internationale.Â
Révolutionnaires, les juges de la Cour européenne semblent avoir fait leur la formule de Jean-Jacques Rousseau : « le pays des chimères est en ce monde le seul digne dâêtre habité. Il nâest rien de si beau que ce qui nâest pas » …
Or il sâagit là dâune jurisprudence politique aventureuse, dangereuse car, ce faisant, la Cour réinvente le droit international (1ere observation) et elle porte atteinte à la souveraineté dâun Ãtat étranger à lâUnion européenne (2e observation).Â
Première observation : la Cour réinvente le droit international.
Loin de se prononcer à la lumière du droit international positif, la Cour de justice sâérige en créateur du droit international et de fait elle se prononce en opportunité, en fonction de considérations de politique internationale. Pour le moins, elle sâexpose à la critique pour deux raisons.
A – La Cour ne saurait substituer sa propre appréciation à celle du Conseil dans la conclusion et lâapplication dâun accord international. Le Conseil est lâorgane politique autorisé à engager lâUnion dans lâordre international, à définir la politique internationale de lâUnion voire à engager la responsabilité internationale de lâUnion.Â
Cela résulte du texte des traités. Lâarticle 218 du traité sur le fonctionnement des institutions (TFUE) révèle que le Conseil est lâautorité politique : il autorise la négociation, arrête les directives de la négociation que la Commission doit suivre, autorise la signature et conclut les accords internationaux. Il revient à la Commission de négocier sur la base des directives du Conseil, et le cas échéant le Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité formule des recommandations. Le Parlement européen â organe représentant le peuple européen â est informé et émet des avis.Â
La seule intervention préventive possible de la Cour de justice, à la demande des Ãtats membres, du Parlement européen, du Conseil ou de la Commission, est dâémettre un avis consultatif sur la compatibilité dâun accord envisagé avec les traités. Si cet avis est négatif lâaccord ne pourra entrer en vigueur sauf modification ou révision. En lâespèce la Cour nâa pas été consultée par les institutions de lâUnion.
A posteriori, la Cour nâa pas de compétence pour exercer un contrôle matériel sur un accord conclu. Sans doute peut-elle connaître dâune décision qui met en Åuvre un accord international régulièrement conclu, son intervention devrait se limiter à un contrôle formel de la décision, de la conformité de la décision à lâaccord mais non de ce dernier. En effet, dans lâordre international lâÃtat tiers ou les autres parties connaissent le contenu de lâaccord quâils ont négocié, arrêté, conclu, signé et mis en vigueur. Pour les tiers, lâintervention de la Cour est une surprise qui, en cas dâannulation dudit accord est de nature à engager la responsabilité de lâUnion.
Or, dans les présentes affaires, la Cour a déclaré recevables des recours en annulation et un renvoi préjudiciel visant des accords internationaux conclus par lâUnion. Pourtant, elle nâest pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base (article 275 TFUE).
Lâaffaire du Sahara dit occidental relève incontestablement de la haute politique, seules les autorités diplomatiques des Ãtats membres ou de lâUnion européenne ont compétence et, le cas échéant, pour engager leur responsabilité ou celle de lâUnion dans lâordre international.Â
B – La Cour invente un droit des fictions
Lâintervention du juge dans un dossier sensible est dâautant plus déplorable que le juge se fait révolutionnaire et bouleverse lâordre international en créant un droit des fictions.
Tout dâabord, mais ce nâest pas nouveau, la Cour consacre la capacité dâester en justice du Front Polisario.
Pour le juge européen le Font Polisario est un mouvement de libération nationale autoproclamé, créé dans le dessein de lutter pour lâindépendance à lâégard du Maroc, du territoire non autonome â au sens de lâarticle 73 de la Charte â du Sahara occidental et pour la création dâun Ãtat saharaoui souverain.
La Cour dit que dans la mesure où le Front Polisario cherche, en se fondant sur le droit à lâautodétermination du « peuple du Sahara », à établir un ordre juridique étatique pour ce territoire, il ne peut être nécessaire quâil soit constitué en personne morale dâun ordre juridique national particulier. De plus, il est « un des interlocuteurs légitimes » dans le cadre du processus mené en vue de la détermination du futur du Sahara occidental, sous lâégide du Conseil de sécurité de lâONU dont les décisions lient tous les Ãtats membres et les institutions de lâUnion. Le Front Polisario a donc une existence juridique suffisante. En outre, il a qualité pour agir en justice devant la Cour de justice de lâUE car il est « directement concerné » par les décisions attaquées. La Cour ajoute â ce qui semble contradictoire â tout en nâayant pas été officiellement reconnu comme étant le représentant exclusif du « peuple du Sahara occidental », le Front Polisario est conformément aux instances de lâONU un « interlocuteur privilégié » en vue de la détermination du futur statut du Sahara occidental.Â
Ensuite, deuxième fiction, ce « peuple du Sahara occidental » qui a le droit à lâautodétermination est celui visé à lâarticle 73 de la Charte et qui a droit à une protection juridictionnelle effective.Â
Or, la Cour néglige lâhistoire et le droit international.Â
En premier lieu, en 1975 la Cour internationale de justice nâa pas retenu lâexistence dâun « lien de souveraineté territoriale » entre le Royaume du Maroc et le territoire du Sahara mais elle a reconnu lâexistence de liens juridiques dâallégeance entre le Sultan du Maroc et certaines des tribus vivant sur le territoire », considérant que le Sahara « nâétait pas un territoire sans maître ou en déshérence » au moment de la colonisation espagnole. Devant la Cour internationale de justice, le Maroc a pu se prévaloir de « lâexistence de droits y compris certains droits relatifs à la terre et de faits historiques anciens de nature à établir un titre fondé « sur un exercice continu dâautorité » qui répond aux exigences de la jurisprudence internationale que la Cour européenne a ignorée5.
En second lieu, lâaccord de Madrid de 1975 est un acte de restitution du territoire à la puissance souveraine auparavant, tel que réclamé par le Roi Mohammed V dès son rétablissement sur le trône (discours de la vallée du Draa 1958), comme il lâavait fait également pour Ceuta, Melilla, les zones de Tarfaya (restituée en 1958) et Ifni (obtenue en 1969). De ce fait, la restitution a mis fin au statut de territoire non autonome. Cette rétrocession a été consacrée par la renonciation de la Mauritanie aux droits quâelle aurait pu tenir de lâaccord. Câest alors que les menées algériennes ont commencé avec la création en 1973 du Polisario qui est le pantin de lâAlgérie puis, après le retrait des troupes espagnoles, en 1976, la proclamation de la RASD qui est un Ãtat fantoche, dénué de toute effectivité dans lâordre international.
Mais la fiction inventée par la Cour va au-delà de cet artifice, car le juge européen affirme que « la majeure partie de la population actuelle du Sahara occidental ne fait pas partie du « peuple » titulaire du droit à lâautodétermination, à savoir le peuple du Sahara occidental, qui est en grande partie déplacé et seul titulaire du droit à lâautodétermination par rapport au territoire du Sahara occidental ».Â
La Cour impute la qualité de « peuple du Sahara » non à la population présente, effective et active du territoire en cause mais à une entité abstraite non assimilable à la population qui vit sur le territoire. Cette référence à une réalité transcendante débouche sur la reconnaissance du peuple titulaire de la souveraineté dans un groupe extraterritorial indéfini et en pratique constitué ou animé par le Polisario. A la manière léniniste, comme il y a « avant-garde » du prolétariat, il existe, pour le juge européen, une avant-garde titulaire du droit à lâauto-détermination et de la souveraineté territoriale. à cette avant-garde devrait revenir le fruit des ressources du territoireâ¦Â
Il importe pourtant de noter que sâil y a un représentant historique et légitime du peuple sahraoui, ce nâest pas le Polisario mais le Sultan et désormais le Roi du Maroc. Mais la fiction inventée par la Cour va au-delà , car elle relève que « la majeure partie de la population actuelle du Sahara occidental ne fait pas partie du peuple titulaire du droit à lâautodétermination, à savoir le peuple du Sahara occidental qui est en grande partie déplacé ». Elle ajoute quâil existe une différence entre la notion de population « dâun territoire non autonome » et celle de peuple de territoire. « Cette dernière renvoie en effet – dit-elle â à une unité politique, titulaire du droit à lâautodétermination, alors que la notion de population vise les habitants dâun territoire ». Cela repose sur une pétition de principe : la Cour nâa aucune connaissance de la démographie du Sahara ; elle ignore le sort des malheureux prisonniers des camps autant que lâexistence des tribus qui vivent notamment au sud du Maroc. Surtout, lâaffirmation de la Cour ne correspond pas à la pratique des Ãtats : la libre détermination des peuples est généralement exprimée par la population du territoire. Ainsi la Constitution française en 1958 comme en 1946 dispose que « nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire nâest valable sans le consentement des populations intéressées », formule qui vise avant tout la population qui vit sur le territoire considéré comme cela est illustré par les textes relatifs à la Nouvelle-Calédonie. En témoignent aussi les consultations relatives au transfert de souveraineté ou à la cession de territoire (Tende et La Brigue, établissements français de lâInde, Comores, côte française des Somalis etcâ¦). Dans lâautodétermination, câest « lâexpression libre et authentique de la volonté du peuple du territoire considéré » qui importe et non celle dâune entité fictive insaisissable inventée par un juge déraciné, lointain et sans lien avec le territoire considéré.
Enfin, troisième fiction : lâeffet relatif des traités. Le raisonnement de la Cour repose sur une approche erronée de lâeffet relatif des traités.Â
La Cour réinvente les règles de la convention de Vienne et la doctrine de lâeffet relatif des traités (article 34 de la convention de Vienne) selon lequel un traité ne crée ni obligation ni droit pour un Ãtat tiers sans son consentement.
La Cour évoque un sujet tiers câest-à -dire autre quâun Ãtat et considère que le tiers peut être affecté par la mise en Åuvre dâun accord en cas dâinclusion dans le champ dâapplication du traité dâun territoire par rapport auquel ledit tiers est souverain ou titulaire du droit à lâautodétermination. Elle en conclut quâun traité entre lâUE et le Maroc qui produit un effet sur le territoire du Sahara occidental doit, dès lors, recevoir le consentement du peuple du Sahara occidental. En conséquence, lâabsence de consentement du peuple du Sahara occidental est susceptible dâaffecter la validité des actes de lâUnion portant sur la conclusion de lâaccord.
En jugeant ainsi la Cour ajoute au droit international général, à la convention de Vienne qui ne prévoit nullement une telle solution qui est une innovation. En outre en lâespèce câest le Polisario qui serait lâentité susceptible dâexprimer ce consentement. Or, à supposer que cette solution soit fondée en droit, la Cour néglige quâil existe des institutions locales dans le cadre de lâautonomie régionale qui pourraient être consultées, le cas échéant⦠Surtout, la Cour néglige quâà supposer que le Maroc nâexerce pas la souveraineté sur ces provinces du sud, il serait au minimum la puissance administrante du territoire ayant compétence pour engager ce dernier.
La solution imaginée par la Cour ne va pas sans risque, elle introduit un facteur de déstabilisation des relations internationales et des Ãtats nationaux. Elle pourrait constituer un précédent et sâétendre à tout territoire sur lequel sâexprimerait une volonté dâautodétermination même minoritaire ou fictive : front de libération de la Bretagne, nationalistes catalans, corses, basques ou autres partis régionalistes à travers lâEurope : en Saxe, Bavière, Wallonie, Flandre, Val dâAoste, Padanie, Sicile, Vénétie, Tyrol etc mais aussi hors de lâUnion européenne et sur tous les continents dès lors quâun Ãtat conclut un accord avec lâUnion européenne.
Ce faisant la Cour invente un régime juridique en relevant que le droit international général (la coutume) ne prévoit pas de forme particulière pour lâexpression du consentement dâun sujet tiers à un accord qui lui confère un droit ; cela nâexclut pas quâun tel consentement puisse être présumé, sous réserve de deux conditions : premièrement, lâaccord en cause ne doit pas créer dâobligation à la, charge de ce peuple, deuxièmement, lâaccord doit prévoir que le peuple concerné perçoit lui-même un avantage précis, concret, substantiel et vérifiable découlant de lâexploitation des ressources naturelles de ce territoire. Cela suppose que lâaccord prévoit un mécanisme de contrôle régulier pour vérifier la réalité de lâavantage accordé au peuple. Mais, cette présomption pourrait être renversée si les représentants légitimes de ce peuple établissent que le régime de lâaccord ne répond pas aux conditions.
Au soutien de son raisonnement la Cour cite une jurisprudence internationale ; or, loin de soutenir le point de vue de la Cour de justice de lâUE, lâarrêt de la Cour internationale de justice dit quâ« on ne saurait facilement présumer que des stipulations avantageuses à un Ãtat tiers aient été adoptées dans le but de créer en sa faveur un véritable droit ». Cela signifie quâà plus forte raison la construction juridique imaginée par la Cour européenne au profit dâun prétendu mouvement de libération nationale est une pure invention sans fondement dans lâordre juridique international.Â
Il y a donc lieu de conclure que par cette construction juridique erronée et chimérique, la Cour porte atteinte à la souveraineté dâun Ãtat tiers. Le statut territorial de lâÃtat se présente dans lâordre international comme une réalité objective, opposable à tous les Ãtats qui repose sur la possession câest-à -dire le contrôle effectif dâun territoire. Il incombait à la Cour dont la mission ne porte pas sur le titre territorial de lâÃtat en cause, de constater que le Maroc exerce ses compétences souveraines ou sa juridiction sur un espace territorial déterminé par lâaccord auquel lâUnion européenne a souscrit.
Seconde observation : la Cour porte atteinte au statut dâun Ãtat étranger dans lâordre international.
Par ses décisions dans la présente affaire, la Cour sâest prononcée sur une contestation territoriale extérieure à lâUnion européenne. Lâaffaire nâopposait pas le Maroc à lâUnion qui ont éludé de concert la question de la souveraineté sur le Sahara. Il nây avait donc pas lieu dâinterpréter des arrière-pensées et le fait que lâUnion ne soit pas membre de lâONU en tant que telle est sans pertinence pour justifier la compétence de la Cour de justice de lâUE.
Dans les accords entre lâUnion et le Maroc il est prévu que les parties se consultent en cas de différend concernant lâinterprétation ou lâapplication de lâaccord. La Cour de justice nâavait donc rien à ajouter ni même à juger ce procès artificiel provoqué par le Polisario et son créateur, lâAlgérie. La Cour de justice de lâUE nâa pas compétence. Mais déjà en 2018 dans lâaffaire Western Sahara Campaign la Cour, inspirée par lâavocat général Wathelet avait tranché en se reconnaissant compétente. Ce faisant, elle ignore le principe fondamental de la justice internationale : lâÃtat en cause consent à la juridiction. De cet attentat à lâordre international découle une autre conséquence déplorable : la Cour de lâUE se substitue à lâONU.
A – La Cour ignore le principe fondamental du consentement de lâÃtat à la juridiction.Â
Dans lâordre international, le recours à la justice internationale est facultatif. La Cour de La Haye rappelle régulièrement que « le consentement des Ãtats parties à un différend est le fondement de la juridiction de la Cour en matière contentieuse ». Il nâexiste pas dâautre mode de règlement des différends que celui auquel les parties adhèrent volontairement6. Câest un principe classique qui se dégage de la jurisprudence constante que le consentement de lâÃtat est le fondement de la compétence du juge en matière contentieuse. La justice internationale repose sur « le principe fondamental selon lequel aucun Ãtat ne peut être soumis à sa juridiction sans y avoir consenti ». à plus forte raison, sâagissant des Ãtats tiers ce principe sâimpose à une cour régionale dont la compétence est limitée par les traités qui lâont établie, qui ont défini sa compétence et qui régissent son fonctionnement.
Or ni le Tribunal, ni la Cour nâont pris en considération les droits et intérêts du Royaume du Maroc, partie principalement intéressée qui nâest pas membre de lâUnion ni soumis par un accord spécifique à la juridiction de la Cour ou du tribunal de lâUE. Dans une affaire intéressant au premier chef cet Ãtat étranger, ce dernier nâétait pas partie, il nâa même pas été invité à intervenir à la procédure ni à présenter des observations par la Cour européenne. Celle-ci aurait dû, pour le moins, vérifier quâelle pouvait trancher lâaffaire et répondre aux questions qui lui étaient posées dans les limites éventuelles formulées par le Maroc et dans la seule mesure où sa compétence était reconnue par celui-ci. Elle aurait dû à cet égard prendre en considération les réserves de la Commission, du Conseil et des Ãtats membres qui sont intervenus à la procédure.
La Cour sâest prononcée sans avoir entendu lâÃtat intéressé, au mépris du principe du contradictoire et de lâégalité des armes dans le procès équitable qui sont les piliers de la justice européenne et de tout ordre juridictionnel civilisé. Le Maroc aurait pu participer à la procédure comme cela est prévu par le règlement de la Cour : les Ãtats tiers parties à un accord peuvent intervenir. Le Maroc ne lâa pas demandé mais il nây a pas été invité alors que la Cour aurait pu le solliciter considérant lâimportance de lâobjet du procès tel quâelle lâavait circonscrit. Au minimum, conformément eu règlement de procédure, la Cour pouvait aussi demander des éclaircissements, voire ordonner des mesures dâinstruction en raison du caractère exceptionnel, éminemment politique et dâimportance diplomatique majeure dans les relations euro-méditerranéennes. Au regard de la pratique des Ãtats qui ont reconnu la marocanité du Sahara, des débats à lâONU, des résolutions du Conseil de sécurité, la moindre prudence et la courtoisie envers un Ãtat souverain imposaient au juge de prendre en compte tous les éléments du dossier et pour le moins dâobserver un certain tact.
Déjà en 2018 la Cour avait écarté la suggestion de la Commission que le Maroc puisse être entendu au moins comme « puissance administrante », même si on pouvait présumer la réponse du Maroc quant à une intervention à ce titre.Â
Comme dans les précédentes procédures qui touchaient aux accords de pêche et aux échanges agricoles, les arrêts de la Cour manquent au respect dâune des règles fondamentales du procès équitable dans le droit européen, que la Cour européenne des droits de lâhomme rappelle régulièrement : « la notion de procès équitable implique aussi en principe le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation soumise au juge, fût-ce un magistrat indépendant, en vue dâinfluencer sa décision et de la discuter ».Â
B – La Cour substitue sa propre appréciation à celle de lâONU.
Depuis des années lâaffaire du Sahara est pendante devant les organes de lâONU. Le Secrétaire général dispose dâun représentant spécial, la Minurso est présente sur le terrain, le Conseil de sécurité examine chaque année le dossier du « Sahara occidental ». Lâorganisation mondiale constitue le cadre du litige au sein duquel une solution peut être dégagée. En vertu de la Charte, celle-là , en particulier à travers le Conseil de sécurité, a la primauté sur les organisations régionales dans le règlement des différends et sâagissant des mesures de coercition ou de sanction qui peuvent être adoptées contre un Ãtat membre. Or, par son arrêt, la Cour de justice de lâUE sâest substituée au rôle de lâONU non seulement dans lâappréciation du titre territorial du Maroc sur les provinces du sud mais sâagissant des conditions dâexercice de sa compétence territoriale effective. à aucun moment, la Cour de justice ne sâest interrogée sur les vues des organes responsables de lâONU. Il est déplorable quâelle ignore aussi le plan dâautonomie de la région du Sahara auquel le Conseil de sécurité se réfère depuis 2007 en se félicitant des efforts crédibles du Maroc pour aller de lâavant vers un règlement de lâaffaire.
Enfin, contre toute attente, désormais la politique étrangère de lâUnion a vocation à être mise en Åuvre sous le contrôle de la Cour de justice, sans que cela trouve le moindre fondement dans les traités. Il y a là un risque dâatteinte au principe de lâéquilibre institutionnel consacré par la jurisprudence dès 1958 et par les traités européens qui implique que chacune des institutions exerce ses compétences dans le respect de celles des autres. Ce principe sâimpose à la Cour comme à toute autre institution. Il serait judicieux que celle-là se lâapplique à elle-même. On ne peut que déplorer une jurisprudence (plus de dix arrêts) qui ouvre la voie à la confusion des compétences, des procédures et des règles. La méconnaissance du droit international public par la majorité des membres de la Cour et du Tribunal est flagrante au point que le lecteur de cette jurisprudence médiocre est conduit à sâinterroger sur les arrière-pensées politiques du juge. Or la suspicion légitime dâun juge affecte non seulement son autorité mais elle menace lâensemble de la construction européenne. Il est regrettable en outre que cela entrave le développement dâune région riche par ses ressources naturelles et humaines et les efforts dâun Royaume enraciné dans lâhistoire et éclairé par la vision exceptionnelle de son avenir. Lâobservateur inquiet de la jurisprudence européenne se souvient alors du mot de Chateaubriand : « la médiocrité a son fanatismeâ¦elle choisit ordinairement les plus belles victimes ».
Jean-Yves de Cara
Professeur émérite Sorbonne Paris Cité
Avocat au barreau de Paris
Bremens avocats Paris Lyon Genève
INSTITUT MÃDITERRANÃEN DE DROIT ET DE GÃOPOLITIQUE
NOTES
1CJUE aff. Jtes , C-778/21 P et C-798/21 P Grande Chambre, et C-779/21 P et C-799/21 P, Commission et Conseil c/Front Polisario.
2Allusion au recueil de poèmes de Jean de La Ville de Mirmont (1886-1914), Paris 1920.
3CJUE, 21 décembre 2016, aff. C-104/16 P Conseil c/ Front Polisario, ECLI :EU :C:2016 :973.
4CJUE Grande Chambre, 27 février 2018, aff. C-266/16 Western Sahara Campaign UK, ECLI/EU/C/2018/118.
5Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J, Recueil 1975, pp. 46_47Â
6 C.I.J. Interprétation des traités de paix, avis consultatif, Recueil 1950, p. 71 ; 3 février 2006, Activités armées sur le territoire du Congo, § 65 ; Clément Marquet, Le consentement étatique à la juridiction internationale, Paris, 2022, Pedone