Alors que le Président Poutine a récemment confirmé que la Russie pourrait envisager de recourir aux armes nucléaires en cas d’attaque de missiles conventionnels avec la participation ou le soutien d’une puissance nucléaire, le Président Biden a annoncé la décision des États-Unis d’autoriser l’utilisation par l’Ukraine des missiles ATACMS qui ont été livrés ou vont l’être prochainement au gouvernement de Kiev.
Les avertissements du Président russe sur les lignes rouges dont le dépassement justifierait l’escalade nucléaire sont conformes à la doctrine nucléaire russe « renouvelée ». La signature du décret du 20 novembre qui consacre l’évolution de cette doctrine, constitue une mise en garde envers les États-Unis et les pays occidentaux. Elle rend possible l’usage de l’arme nucléaire en cas de lancement de missiles balistiques qui créerait une menace critique à la souveraineté ou à l’intégrité territoriale de la Russie ou de la Biélorussie. Dans la perspective d’une attaque contre ce pays allié, la Russie en se réservant le droit d’utiliser des armes nucléaires y a déployé des armes tactiques dès l’été 2023. Le recours à l’arme nucléaire par la Russie serait en outre possible lors de « la mise à disposition du territoire ou de ressources en vue d’une agression contre la Russie. Enfin, le décret évoque aussi le recours à l’arme nucléaire en cas d’attaque aérienne massive par des aéronefs ou des drones, ou même d’informations fiables relatives au lancement d’armes d’attaque aérospatiale contre la Russie. Cela révèle une baisse du seuil du recours à l’arme nucléaire. La précédente doctrine, formulée par le décret de 2020, prévoyait que la Russie pourrait utiliser les armes nucléaires en cas d’attaque nucléaire ou conventionnelle qui menacerait l’existence de l’État (voir IMDGEO juillet 2023). Désormais, selon le porte-parole du gouvernement russe, M. Dimitri Peskov, « la dissuasion nucléaire tend à s’assurer qu’un adversaire potentiel comprenne le caractère inéluctable des représailles en cas d’agression contre la Fédération de Russie et/ou ses alliés ».
Or il semble que l’Ukraine ait fait usage de ces armes en lançant six missiles tactiques de longue portée sur un site militaire dans la région de Briansk ; cinq auraient été détruits et un endommagé, selon le ministère russe de la défense. Il importe de rappeler que ces armes ne peuvent être utilisées sans l’assistance technique des États-Unis. Selon M. Serge Lavrov, ministre russe des affaires étrangères, il s’agit d’attaques « menées par les Américains » dans le cadre d’une escalade de l’Ukraine et de l’Occident au millième jour de la guerre. Le lendemain, l’Ukraine a lancé pour la première fois des missiles longue portée (plus de 250 km) Storm Shadow britanniques contre le territoire russe, sur au moins une cible militaire, après avoir obtenu l’autorisation du gouvernement britannique sollicitée depuis longtemps.
La guerre en Ukraine entrerait, selon de nombreux diplomates russes ou occidentaux, dans une phase finale qui n’en serait pas moins dangereuse, tandis que les forces russes avancent toujours plus rapidement et que les Occidentaux s’interrogent sur les conditions dans lesquelles la guerre pourrait s’achever.
Deux mois avant la fin de son mandat, la décision du Président Biden d’autoriser l’Ukraine à utiliser des missiles de longue portée pour frapper en profondeur le territoire russe peut surprendre. En outre, le Président sortant a donné son accord à la fourniture de mines terrestres antipersonnel à l’Ukraine pour ralentir l’avancée de l’armée russe sur le territoire oriental de l’Ukraine, avec l’engagement de celle-ci de ne pas les utiliser en zones peuplées par ses propres civils. De son côté, le Secrétaire d’État à la défense, Lloyd Austin, a affirmé qu’il s’agissait de « mines non persistantes » équipées d’un dispositif d’autodestruction ou d’autodésactivation après un certain temps. En outre, les États-Unis envoient une nouvelle aide militaire de 275 millions de dollars qui comprend des munitions Himars (High Mobility Artillery Rocket System), des obus d’artillerie et des missiles sol-air Javelin, ainsi qu’une large gamme de pièces détachées et d’équipement et qui s’ajoute aux 60 milliards déjà donnés au gouvernement de Kiev.
Sous l’angle du droit constitutionnel, il importe de rappeler que la tradition et la coutume constitutionnelle régissent la période de transition. Certaines de ces traditions sont symboliques telle la rencontre des deux présidents après les résultats officiels. Cette tradition avait déjà été fortement illustrée dans le passé par la rencontre du Président Truman et de Dwight Eisenhower, son rival politique acharné, en 1952. Mais, d’autres pratiques de portée politique plus importante se sont cristallisées. Ainsi, depuis 1968, le président en place partage la communication quotidienne des fiches de renseignement des services avec son successeur, nouveau commandant en chef. Ces pratiques ne sont pas inscrites dans les textes mais de nombreux aspects de la transition dont prévus par la législation, telle la loi sur la transition présidentielle de 1963, mise à jour au fil des ans, qui formalise certaines procédures de transfert ordonné des pouvoirs présidentiels. Cette période dite parfois du canard boiteux, « lame duck », montre l’influence réduite du président sortant en attendant l’investiture de son successeur. Bien qu’il conserve tous les pouvoirs d’un président en exercice, y compris le droit de grâce, sa capacité à conduire les diverses politiques et à prendre les décisions majeures est restreinte. Il incombe aux gouvernements alliés ou rivaux de tenir un équilibre délicat entre l’administration en place et celle qui se prépare à exercer à partir du 20 janvier tous les pouvoirs de l’État fédéral.
Aussi, à défaut de prise de position claire et solidaire du Président élu, les décisions du Président Biden dans la période de transition avant l’investiture du nouveau Président sont de nature à susciter des réserves.
Or, pour le Kremlin, Joe Biden veut ainsi prolonger et intensifier la guerre. Les diplomates russes évoquent le précédent de la crise des missiles de Cuba en 1962 quand les deux grandes puissances de la guerre froide frôlèrent la guerre nucléaire ; ils affirment que les Occidentaux se trompent en imaginant que la Russie fera marche arrière sur l’Ukraine. « Le risque d’un affrontement armé direct entre puissances nucléaires ne doit pas être sous-estimé. Ce qui se passe n’a pas de précédent dans le passé, nous avançons sur un terrain militaire et politique inexploré » a déclaré M. Serge Riabkov, vice-ministre russe des affaires étrangères chargé du contrôle des armements et des relations avec les États-Unis, selon l’agence Reuters.
Avec les frappes de missiles occidentaux en Russie, le conflit en Ukraine a pris un « caractère mondial », a affirmé le Président russe, le 21 novembre, dans un discours solennel à la nation. Selon lui, les tirs ukrainiens de missiles occidentaux ont échoué. En réponse, la Russie a testé un nouveau missile balistique hypersonique à moyenne portée, Orechnik, qui a visé un site du complexe militaro-industriel ukrainien, et ne portait pas de charge nucléaire, a-t-il assuré.
L’utilisation par la Russie d’un nouveau missile balistique de moyenne portée contre l’Ukraine « ne changera ni le cours du conflit ni la détermination des alliés de l’Otan à soutenir l’Ukraine », a répondu un porte-parole de l’Alliance atlantique.
Une fois encore l’organisation mondiale témoigne de son impuissance : « C’est un nouveau développement inquiétant et préoccupant, tout ça va dans la mauvaise direction », a estimé jeudi le porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Stéphane Dujarric, appelant les parties à la désescalade.
Les espérances abstraites dans le maintien de la paix par le chapitre VII de la Charte ne semblent plus de mise. Le retour aux équilibres et aux tensions traditionnelles des puissances se révèle au grand jour et ce n’est pas sans raison que le ministre français de la défense avertit dans un essai récent « nous ne sommes plus en paix »1.
Jean-Yves de Cara
1 – Sébastien Le cornu, « Vers la guerre ? La France face au réarmement du monde », Paris, Plon, 2024.,