En Afghanistan, le 14 août 2024, les Talibans ont célébré le troisième anniversaire de leur arrivée au pouvoir par un grand défilé militaire, alors que le pays s’enfonce dans une grave crise humanitaire.
Quelques jours plus tard, les Émirats arabes unis acceptent les lettres de créance de l’ambassadeur du gouvernement taliban, en justifiant cette décision d’agrément par leur « détermination à contribuer à la construction de ponts pour aider la cause du peuple afghan », et en constatant que « le monde reconnaît les défis auxquels l’Afghanistan a été confronté ces dernières années », selon le communiqué transmis à l’AFP le 22 août.
En avril 2022, la Chine avait déjà accepté l’accréditation de diplomates de l’Émirat islamique d’Afghanistan et le 1er décembre 2023 le nouvel ambassadeur du gouvernement taliban avait été officiellement accueilli à Pékin. Jusqu’alors, aucun État n’a reconnu les Talibans comme le gouvernement légitime du pays, bien que plusieurs représentations diplomatiques subsistent à Kaboul et après que de nombreuses missions ont fermé et leur personnel a été évacué dès le mois d’août 2021 à l’arrivée des combattants talibans. La Chine est, en effet, une puissance importante pour le gouvernement local isolé dans l’ordre international en raison des mesures restrictives et autoritaires à l’égard des femmes. Elle constitue une source possible d’investissements étrangers et une alliée potentielle en Asie. Pour le Ministre des affaires étrangères, Amir Khan Muttaki, l’Asie centrale et l’Asie méridionale peuvent ainsi être reliées par l’Afghanistan, et « ces efforts dénotent les bonnes intentions de la Chine ». Néanmoins, le régime ne dispose pas vraiment du personnel diplomatique compétent ; ainsi l’ambassadeur dépêché en Chine, Bilal Karimi, qui a présenté ses lettres de créance le 30 janvier 2024, est un homme jeune, sans expérience diplomatique, qui fut auparavant porte-parole adjoint de l’Émirat islamique d’Afghanistan.
La décision des autorités des Émirats arabes unis fait donc de cet État le second à accepter l’accréditation d’un ambassadeur taliban et par conséquent, une reconnaissance du gouvernement taliban qui n’ose pas dire son nom ; en effet, le gouvernement taliban n’est pas « officiellement » reconnu comme le gouvernement légitime. Il y a lieu de rappeler, cependant, que les Émirats, tout comme le Pakistan et l’Arabie saoudite, avaient reconnu l’ancien gouvernement taliban, renversé en 2001, lors de l’intervention américaine. Cet agrément d’un ambassadeur aux Émirats marque un succès pour les Talibans et dénote au moins une inflexion de la diplomatie des États du Proche-Orient ; en effet, jusqu’à présent des contacts existaient par l’intermédiaire du bureau des Talibans à Doha et par une présence diplomatique minimale à Kaboul, sans que fût accepté formellement l’envoi de diplomates officiellement accrédités par les Talibans. Le ministère des affaires étrangères afghan a confirmé l’envoi comme ambassadeur de M. Badrouddin Haqqani qui avait déjà été envoyé en mission aux EAU. Il semble qu’il ne soit pas de la famille du ministre de l’Intérieur taliban Sirajuddin Haqqani, toutefois, les deux hommes appartiennent à la même équipe et au puissant réseau militant armé pachtoune, Haqqani, inscrit sur diverses listes de sanctions. En juin dernier, le ministre de l’Intérieur Haqqani a été accueilli par Cheikh Mohammed bin Zayed Al Nahyane, cheikh d’Abou Dabi et président des Émirats. Plus récemment, ce dernier a rendu visite au Premier ministre afghan, Mohammad Hassan Akhund, soigné dans un établissement hospitalier des Émirats. En septembre 2022, l’administration des Talibans a signé un troisième et dernier contrat avec la holding Émirati GAAC pour la gestion des aéroports afghans pour dix ans. Ce contrat fait suite à ceux antérieurement signés pour les services au sol et la sécurité ; il représente un millier d’employés sur les principaux aéroports du pays, y compris Kaboul, Heart, Kandahar et Mazar-e-Charif. Cette politique contraste avec les déclarations prêtées à Mohammed bin Zayed, alors prince héritier qui, en janvier 2019, aurait adressé un avertissement au Président Trump dont l’administration négociait avec les Talibans, considérant que l’Afghanistan tomberait aux mains des « méchants arriérés et barbus » et proposant d’engager des mercenaires pour éliminer les principaux dirigeants des Talibans afin d’affaiblir leur position dans la négociation. L’accord de paix entre les États-Unis et l’Afghanistan signé à Doha le 29 février 2020 a changé la situation. De façon réaliste, l’habile Président des Émirats a infléchi la diplomatie de son pays. Comme le disait un célèbre homme politique, « on change d’optique en devenant chef de gouvernement… »
Avec cette décision, la représentation diplomatique des Talibans s’étend. L’Iran, le Pakistan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kazakhstan ont également accepté une représentation diplomatique du gouvernement Taliban à un rang inférieur à celui d’ambassadeur. À la mi-août, le Premier ministre ouzbek, Abdoulla Aripov, s’est rendu en visite officielle en Afghanistan. L’Inde, à l’origine réservée, adopte une position pragmatique. Le gouvernement indien considère qu’après vingt ans de guerre civile, les Talibans apportent une certaine stabilité ; il garde à l’esprit les richesses minérales de l’Afghanistan ainsi que les facilités de transit que ce pays offre pour le commerce et l’énergie vers l’Asie centrale. Il suffit de rappeler à cet égard que l’Inde a conclu avec l’Iran, en 2016, un accord d’investissement de huit milliards de dollars sur le port de Chabahar et pour le développement de la zone économique spéciale de Chabar, qui constituent un débouché pour le commerce de l’Afghanistan et de l’Asie centrale.
L’accréditation d’un ambassadeur peut être considérée comme une victoire par les Talibans. Ceux-ci restent isolés dans l’ordre international notamment des pays occidentaux, et leur autorité n’est pas reconnue par les Nations Unies en raison de leur application stricte de la loi islamique et du traitement discriminatoire appliqué aux femmes et eux jeunes filles. Pour les Nations-Unies une reconnaissance officielle des Talibans est quasiment impossible, selon le rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Afghanistan, M. Richard Bennet auquel les Talibans ont annoncé qu’ils lui refuseraient désormais l’accès au territoire, « en raison de ses activités préjudiciables aux intérêts de l’Afghanistan et du peuple afghan. » (Associated Press 21 août 2014).
En revanche, le porte-parole du conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche, John Kirby, a déclaré que l’acceptation par les Émirats d’un ambassadeur du gouvernement taliban «ne modifiera pas nos relations » avec l’émirat du Golfe. « Chaque pays doit décider lui-même de la forme que prendront ses relations diplomatiques et des personnes qu’il reconnaîtra », a-t-il ajouté (Le Figaro 23 août 2024).
De son côté, en mai 2024, la Russie a retiré les Talibans de la liste des organisations terroristes. Le ministre russe des affaires étrangères, M. Serge Lavrov, a justifié cette décision par une simple formule : « ils ont le pouvoir réel ». Cette évolution diplomatique illustre qu’en droit international, l’effectivité prévaut.
Jean-Yves de Cara
Institut Méditerranéen de Droit et de Géopolitique