Alors que l’Ukraine a lancé un assaut contre le territoire russe, en particulier dans la région de Koursk, un intéressant article du journal Financial Times (13 août 2024), évoque l’entraînement de la marine russe en vue de frappes de missiles à capacité nucléaire ciblant des sites en Europe occidentale. Cette information est d’autant plus intéressante que les États-Unis, le Royaume-Uni et la France s’opposent à M. Vladimir Zelenski à propos de l’interdiction imposée à ce dernier par le gouvernement britannique d’utiliser les armes à longue portée hors du territoire de son pays. Le Président ukrainien a réclamé de façon répétée l’autorisation de frapper des cibles russes avec des missiles.
Or pour les Occidentaux, les missiles Storm Shadow britanniques ont été livrés à l’Ukraine uniquement pour repousser les forces russes de Crimée. Les responsables américains craignent aussi que le déploiement des armes à longue portée britanniques puisse être perçu par la Russie comme une escalade, de sorte que celle-là pourrait être tentée par des représailles contre les alliés de l’Ukraine. En outre les Occidentaux se sont efforcés de minimiser l’importance des missiles en faisant valoir que l’Ukraine disposait déjà des armements nécessaires pour combattre la Russie et notamment des drones (UAV unmanned aerial vehicle) pour frapper des terrains d’aviation hors de portée des missiles Storm Shadow.
Mais le président ukrainien s’obstine à affirmer que l’offensive sur Koursk aurait pu être évitée s’il avait disposé de missiles, cela au moment même où un troisième pont à Koursk a été détruit (le 20 août) rompant les voies d’approvisionnement russes, tout en assurant à l’Ukraine une mainmise sur le territoire. La situation dénote une nouvelle tension entre l’Ukraine et ses alliés sur la fourniture d’armements. Du côté britannique un certain embarras se fait sentir alors que les représentants de l’opposition au gouvernement relèvent que les missiles allemands Taurus auraient une capacité de destruction plus grande… Ces échanges donnent un plus grand intérêt aux documents secrets révélés par le Financial Time.
Selon les sources du journal, une présentation secrète aurait été faite à l’armée russe, avant l’invasion de l’Ukraine, dans l’éventualité d’un conflit avec l’OTAN. Les cartes présentées révèlent des cibles aussi éloignées que la côte ouest de la France et Barrow-in-Furness au Royaume-Uni, elles sont détaillées dans une présentation destinée aux officiers et datant d’avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Selon le journal, la Russie aurait répété l’utilisation d’armes nucléaires tactiques dans les premières phases d’un conflit avec une grande puissance mondiale. En effet, les officiers russes auraient souligné les avantages d’une frappe nucléaire précoce. Il est indiqué aussi que la Russie a conservé la capacité de transporter des armes nucléaires sur des navires de surface mais, selon les experts, une telle capacité comporte des risques supplémentaires importants d’escalade ou d’accident. Les documents cités relèvent que la « grande manœuvrabilité » de la marine lui permet de mener des « frappes soudaines, préventives et massives » à partir de divers points. Ils précisent que les armes nucléaires sont « en règle générale » destinées à être utilisées « en combinaison avec d’autres moyens de destruction » pour atteindre les objectifs de la Russie.
Pour certains experts, les cibles indiquées ne sont qu’une minorité de celles cartographiées par centaines voire milliers à travers l’Europe. Pour les analystes de l’OTAN, ces cibles seraient menacées dès l’entrée en guerre de la Russie, en particulier dans les pays de la ligne de front tels que les États baltes et la Pologne. Pour certains observateurs, la doctrine russe est celle de la « guerre totale » dans laquelle les ogives nucléaires tactiques sont des armes susceptibles de gagner la guerre. En effet, pour être tactiques, ces missiles sol-air-mer n’en libèrent pas moins une énergie considérable.
Le document évoque aussi les « frappes de présentation » qui viseraient des zones dépeuplées, isolées, afin d’effrayer les pays occidentaux avant un véritable conflit mais la doctrine nucléaire russe ne semble pas comporter de telles frappes. Il semble, d’une part, que les Russes souhaiteraient, par la menace de l’emploi d’armes nucléaires, « déverrouiller l’assentiment des Occidentaux » et d’autre part, qu’en cas d’emploi de ces armes, ils viseraient les sites civils et les infrastructures les plus sensibles, une peu à la manière de la stratégie utilisée en Ukraine. Enfin, certains experts considèrent que la combinaison des armes conventionnelles et des armes tactiques serait un moyen de signaler aux adversaires occidentaux qu’il conviendrait d’accepter d’ouvrir des discussions pour éviter une intensification du conflit. Cette idée correspondrait à la conviction des Russes que les Européens ne disposent pas de la capacité de protéger leur flanc oriental contre une attaque de grande ampleur et que l’emploi des armes nucléaires tactiques serait essentiel en raison de l’infériorité des ressources conventionnelles des pays de l’OTAN.
Telle est la conviction exprimée par Vladimir Poutine. En juin 2024, au regard de la faiblesse de la défense des États européens, il a considéré que le véritable danger pour l’Europe ne provient pas de la Russie. La principale menace réside dans leur dépendance critique et croissante, presque totale, à l’égard des États-Unis, que ce soit dans le domaine militaire, politique, technologique, idéologique ou informationnel. En outre, selon le Président russe l’Europe serait plus ou moins sans défense et non prête à un conflit nucléaire avec la Russie : « Europe does not have a developed early warning system. In this sense they are more or less defenceless » (The Telegraph 8 June 2024). Il avait déjà menacé le 5 juin, de livrer des armes à des pays tiers susceptibles de frapper les intérêts occidentaux, si les États européens autorisaient l’Ukraine à frapper le territoire russe avec des missiles de longue portée. Selon le Financial Times, citant un expert de la fondation Carnegie, les stratèges russes estiment les armes nucléaires comme l’élément central au début de tout conflit avec l’Otan en raison de leur infériorité en ressources conventionnelles.
Il est aussi rapporté par le journal britannique, que les documents divulgués révèlent que les Russes ont conservé la capacité de transporter des armes tactiques sur des navires de surface malgré l’accord américano-soviétique de 1991 de les supprimer. Or un tel navire serait beaucoup exposé qu’un sous-marin lanceur d’engins à des dommages causés par les tempêtes qu’à une frappe ennemie. Ces révélations semblent corroborées par les récents exercices ordonnés par le Président russe Poutine de sorte que, selon le journal précité, les documents divulgués s’inscrivent dans la ligne de la doctrine militaire russe contemporaine.
Une telle divulgation de documents laisse perplexe.
Si des documents secrets authentiques sont diffusés par un organe de presse, il est vraisemblable qu’à défaut de se les être procuré lui-même ils lui ont été remis avec une intention précise telle que celle d’alarmer l’opinion autant que d’avertir les dirigeants occidentaux qui ne sont pas dépourvus de moyens de se procurer ou de vérifier les informations considérées. Encore faut-il dater ces informations : d’après les observateurs, il est vraisemblable qu’elles sont d’une période antérieure à l’invasion de l’Ukraine (2008-2014). Elles s’inscrivent dans un moment où la « coexistence pacifique » prend fin et où les pressions de l’OTAN s’accentuent au sommet de Bucarest, mais aussi en Géorgie et en Ukraine.
Pour la Russie, en effet, la présence de l’OTAN à la marge de ses frontières constitue une « menace existentielle ». Le discours du Président Poutine du 10 février 2007 lors de la conférence sur la sécurité à Munich révélait un certain agacement. Tandis que la Russie constate le démantèlement du bloc de Varsovie et que le traité relatif aux forces conventionnelles en Europe a été signé en 1999, le Président russe relève qu’« on voit apparaître en Bulgarie et en Roumanie des « bases américaines légères avancées » de 5000 militaires chacune. Il se trouve que l’OTAN rapproche ses forces avancées de nos frontières, tandis que nous – qui respectons strictement le Traité – ne réagissons pas à ces démarches ». Il considère que « l’élargissement de l’OTAN n’a rien à voir avec la modernisation de l’alliance, ni avec la sécurité en Europe. Au contraire, c’est un facteur représentant une provocation sérieuse et abaissant le niveau de la confiance mutuelle. Nous sommes légitimement en droit de demander ouvertement contre qui cet élargissement est opéré. Que sont devenues les assurances données par nos partenaires occidentaux après la dissolution du Pacte de Varsovie ? Où sont ces assurances ? ». Il rappelle non sans ironie les paroles de M. Werner, Secrétaire général de l’OTAN, à Bruxelles en mai 1990 : « Que nous soyons prêts à ne pas déployer les troupes de l’OTAN à l’extérieur du territoire de la RFA, cela donne à l’Union soviétique des garanties sûres de sécurité » et Vladimir Poutine demande : « Où sont aujourd’hui ces garanties ? »
Dès lors, s’est amorcé un virage dans la doctrine russe. Les événements de Kiev en 2014 n’ont pu que l’accentuer. Aussi, il apparaît que la divulgation de documents datés de cette période et dans les présentes circonstances n’est pas fortuite.
La récupération par la Russie de la Crimée en 2014, scellée par un referendum, avait déjà manifesté une certaine âpreté dans la volonté de la diplomatie russe à retrouver son rang. Il suffit de rappeler que la Crimée avait été annexée par l’Empire russe en 1783 et partie de la république socialiste fédérative soviétique de Russie à partir de 1921, jusqu’à son transfert à l’Ukraine en 1954 par décret du praesidium du soviet suprême à l’occasion de la célébration du trois centième anniversaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie par le traité de Pereïaslav (1654) : elle était donc considérée comme rattachée à l’Ukraine exclusivement dans le cadre de l’Union soviétique. L’affaire de l’Ukraine en 2014 ne pouvait qu’indisposer la Russie et durcir le ton de ses dirigeants. L’évolution des combats et l’engagement des puissances occidentales aux côtés de l’Ukraine nous ramènent à l’apogée de la guerre froide au début des années 1980. Celle-là revêt cependant une dimension psychologique déterminante. . La divulgation de cibles et de moyens envisagés ne rend pas pour autant possible ou même crédible le recours à la force aussi bien pour des raisons matérielles qui tiennent à l’état des forces russes qu’en raison du coût humain, matériel, diplomatique et financier déjà élevé de la guerre en Ukraine. Sans aller jusqu’à reprendre la formule de Raymond Aron pour caractériser cette « nouvelle » guerre froide, « paix impossible, guerre improbable », on conclura de façon attentiste et provisoire par son autre sentence : « Il n’y a pas d’histoire du présent, il y manque ce qui donne aux événements leur vraie signification : leur suite. »
Jean-Yves de Cara
Institut Méditerranéen de Droit et de Géopolitique