Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice a rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires à la demande de l’Afrique du Sud dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza. Fin décembre, la requête avait été introduite contre Israël, au sujet de manquements supposés par cet État aux obligations qui lui incombent au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (la « convention sur le génocide »), en ce qui concerne les Palestiniens dans la bande de Gaza.
Par cette ordonnance, la Cour a largement fait droit à la demande sud-africaine. Mais sa décision sur les mesures conservatoires ne préjuge pas de sa décision au fond. La juridiction mondiale est « l’organe judiciaire principal des Nations Unies » selon la Charte de l’ONU. Il y a lieu de relever d’emblée que les quinze juges permanents qui constituent la Cour assurent dans leur ensemble, « la représentation des grandes formes de civilisation et des principaux systèmes juridiques du monde ». Lors du délibéré du mois de janvier, l’institution était présidée par une Américaine, Joan Donaghue et le vice-président était le Russe, Kirill Gevorgian. Le 6 février, leur ont succédé respectivement un Libanais, et une Ougandaise. Une grande diversité de nationalités est représentée sur le siège : outre la France et la Chine qui disposent toujours d’un juge, sont actuellement présents : un Slovaque, une Australienne, un Japonais, un Allemand, un Somalien, un Indien, un Marocain, un Brésilien…ce qui reflète les différents continents et systèmes de droit du monde. Or, une très large majorité s’est dégagée puisque sur dix-sept juges quinze ou seize juges, selon les points du dispositif, ont adopté à une quasi-unanimité les mesures conservatoires ordonnées par la Cour. Les deux États parties qui ne disposaient pas alors d’un juge national sur le siège ont désigné des juges ad hoc, comme le statut de la Cour en prévoit la possibilité. Il importe de relever à cet égard que le juge Israélien a voté contre toutes les mesures conservatoires sauf deux d’entre elles qui portent sur l’aide humanitaire et sur la prévention et la punition de l’incitation directe et publique à commettre un génocide à l’encontre des Palestiniens.
Il y a lieu de rappeler que depuis le célèbre avis consultatif émis par la Cour en 1951 relatif aux réserves à la convention sur le génocide, la Cour a été saisie de plusieurs affaires relatives à l’application de la convention, dans une période récente. Tout d’abord, ce contentieux touchait à la guerre dans l’ancienne Yougoslavie et mettait en cause outre cet État, la Bosnie Herzégovine la Serbie, la Croatie. Ensuite, se sont opposés sur l’interprétation et l’application de la convention la Gambie et le Myanmar, l’Ukraine et la Russie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan dans des procès longs, douloureux et délicats.
I – Par sa requête, outre les questions de fond qu’elle soulève, l’Afrique du Sud prie la Cour d’indiquer des mesures conservatoires pour « protéger contre un nouveau préjudice grave et irréparable les droits que le peuple palestinien tient de la convention sur le génocide » et «veiller à ce qu’Israël s’acquitte des obligations que lui fait la convention de ne pas commettre le génocide, ainsi que de le prévenir et de le punir ».
La Cour a répondu avec diligence car l’audience sur la demande en indication de mesures conservatoires s’est tenue les 11 et 12 janvier 2024. L’ordonnance est sévère. Elle impose diverses injonctions à l’État d’Israël, cela implique des répercussions politiques bien que l’ordonnance ne préjuge pas de la réponse de la Cour sur le fond qui n’interviendra assurément que plus tard, après avoir donné lieu à des échanges d’écritures entre les parties et des audiences de plaidoiries, étant entendu que d’autres États pourraient demander d’intervenir dans la procédure comme le Nicaragua l’a fait le 23 janvier 2024.
Après les conférences de Durban en 2001 puis en 2009 qui visaient à assimiler le sionisme au racisme, la campagne « Boycott, désinvestissement et sanctions » lancée en 2005 par 171 organisations non gouvernementales contre Israël, ses citoyens ou diverses personnalités et entreprises, tendait moins à affecter l’économie du pays qu’à délégitimer Israël dans l’ordre international. La procédure engagée par l’Afrique du Sud est beaucoup plus dévastatrice à cet égard, dès lors qu’Israël pourrait être frappé par l’opprobre d’une accusation de génocide, tout comme il fut tenté naguère de l’accuser d’apartheid.
L’Afrique du Sud soutient que les actes et omissions d’Israël dans le sillage des attaques du 7 octobre 2023 « ont un caractère génocidaire car ils tendent à aboutir à la destruction d’une partie substantielle du groupe national, racial et ethnique palestinien de la bande de Gaza ». La requérante affirme que « ces actes sont imputables à Israël qui n’a pas réussi à empêcher un génocide et qui commet un génocide et qui a aussi violé et continue de violer d’autres obligations fondamentales de la convention sur le génocide ». Selon elle, « des mesures provisoires sont nécessaires pour protéger les droits du peuple palestinien au titre de la convention qui continue à être violée en toute impunité, contre d’autres préjudices graves et irréparables ». L’Afrique du Sud sollicite des mesures provisoires pour protéger et préserver ces droits ainsi que ses propres droits au titre de la Convention, et pour empêcher toute aggravation ou extension du différend, dans l’attente de la détermination du bien-fondé des questions soulevées par la requête.
II – La jurisprudence a précisé les conditions dans lesquelles des mesures conservatoires peuvent être indiquées. En premier lieu, il n’est pas nécessaire de s’assurer définitivement que la Cour est compétente sur le fond de l’affaire ; il suffit de démontrer que, sur la base des dispositions invoquées, sa compétence peut être fondée prima facie. Aux termes de la convention sur le génocide (article IX), peuvent être soumis à la Cour « les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,l’application ou l’exécution de la Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actesénumérés à l’article III ». Les deux États sont parties à la convention sur le génocide qu’ils ont ratifiée sans formuler aucune réserve à l’article IX ni à une autre disposition de la convention.
En second lieu, il existe bien un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution dudit instrument, c’est-à-dire, selon une formule classique « un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts »1 entre les parties. Les vues des deux parties quant à l’exécution de leurs obligations internationales nées de la convention sont nettement opposées. La Cour ne peut se borner à constater que l’une des Parties soutient que la convention s’applique alors que l’autre le nie ; la Cour doit également rechercher, à ce stade de la procédure, si les actes et les omissions dont l’Afrique du Sud tire grief semblent susceptibles d’entrer dans le champ d’application ratione materiae de cet instrument2.
En effet, avant le dépôt de la requête, l’Afrique du Sud a exprimé à plusieurs reprises sa préoccupation devant les actions d’Israël à Gaza. En particulier, le 9 novembre 2023, elle a informé l’ambassadeur d’Israël que, même si elle condamnait « les attaques menées par le Hamas contre des civils », elle considérait que la réponse d’Israël à l’attaque du 7 octobre 2023 était illicite. Par conséquent, elle avait l’intention de déférer la situation en Palestine devant la Cour pénale internationale, en demandant que les dirigeants israéliens fassent l’objet d’enquêtes des chefs de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide. Lors de la 10e session extraordinaire d’urgence de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 12 décembre 2023, la représentante permanente de l’Afrique du Sud a déclaré expressément que « les événements des six semaines passées à Gaza montraient qu’Israël agissait au mépris des obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide ». Cet échange de vues est confirmé par des notes verbales entre les parties en décembre 2023.
Devant la Cour internationale de justice, l’Afrique du Sud soutient que certains, au moins, sinon l’intégralité des actes commis par Israël à Gaza à la suite de l’attaque menée le 7 octobre 2023, entrent dans les prévisions de la convention sur le génocide. Elle allègue en particulier qu’en violation de cette convention, Israël « a commis et commet … les actes génocidaires visés à l’article II de celle-ci » et qu’« Israël, ainsi que ses représentants et agents, sont animés de l’intention de détruire les Palestiniens de Gaza, qui font partie d’un groupe protégé au regard de la convention ». Les actes en question comprennent, selon l’Afrique du Sud, le meurtre de Palestiniens de Gaza, des atteintes graves à l’intégrité physique et mentale des Palestiniens de Gaza, la soumission des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence visant à entraîner leur destruction physique, et le déplacement forcé de la population de Gaza. L’Afrique du Sud allègue en sus qu’Israël « manque … de prévenir ou de punir : le génocide, l’entente en vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la tentative de génocide et la complicité dans le génocide, en violation des articles III et IV de la convention sur le génocide ».
Israël écarte toute accusation de génocide. La défenderesse affirme que « l’accusation dont elle fait l’objet est non seulement dépourvue de tout fondement, en fait comme en droit, mais aussi moralement abjecte ». Israël estime également que « l’accusation de génocide n’est pas seulement incohérente sur le plan juridique et sur le plan factuel, elle est aussi obscène », et qu’il n’existe « aucune base valable, en fait ou en droit, pour le chef infamant de génocide ».
L’Afrique du Sud considère que la responsabilité d’Israël est engagée au motif qu’il commet un génocide à Gaza et qu’il manque à l’obligation de prévenir et de punir des actes génocidaires. Elle soutient qu’Israël a également manqué à d’autres obligations imposées par la convention sur le génocide, notamment celles concernant « l’entente en vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la tentative de génocide et la complicité dans le génocide ».
Le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision sur le fond de l’affaire, les droits revendiqués par chacune des parties. Dans un premier temps, il revient donc à la Cour de sauvegarder les droits que l’arrêt qu’elle rendra ultérieurement pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits allégués par le demandeur sont au moins plausibles.
Or aux termes de la convention, tous les États parties se sont engagés « à prévenir et à punir » le crime de génocide, à savoir l’un des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. Sont également prohibés : l’entente en vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la tentative de génocide et la complicité dans le génocide
Pour la Cour, les Palestiniens semblent constituer un « groupe national, ethnique, racial ou religieux » distinct, et, partant, un groupe protégé au sens de la convention sur le génocide. Elle relève que l’opération militaire conduite par Israël à la suite de l’attaque du 7 octobre 2023 a fait de très nombreux morts et blessés et causé la destruction massive d’habitations, le déplacement forcé de l’écrasante majorité de la population et des dommages considérables aux infrastructures civiles. En outre, les Palestiniens de la bande de Gaza sont privés d’accès à l’eau, à la nourriture, au carburant, à l’électricité et à d’autres moyens d’existence élémentaires, ainsi qu’aux soins médicaux et aux fournitures médicales.
Pour étayer ces affirmations, la Cour prend note de déclarations du Secrétaire général adjoint de l’ONU aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence, d’un rapport l’Organisation mondiale de la Santé à la suite d’une mission au nord de Gaza, et de déclarations du commissaire général de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA). Elle cite aussi des rapports du Conseil des droits de l’homme et de l’inquiétude exprimée par le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale. Enfin, elle se réfère aussi à des déclarations faites par de hauts responsables israéliens, considérant que la crise à Gaza est « aggravée par la tenue de propos déshumanisants ».
De l’avis de la Cour, ces faits et circonstances suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles. Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les autres actes prohibés ainsi que du droit de l’Afrique du Sud de demander qu’Israël s’acquitte des obligations lui incombant au titre de la convention. Or les mesures conservatoires sollicitées, par leur nature même, visent à préserver les droits plausibles invoqués sur le fondement de la convention.
À la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide vise à protéger, la Cour conclut qu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige et qu’il y a urgence, c’est-à-dire qu’il existe « un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive ».
En conséquence, la Cour indique qu’Israël doit prendre toutes les mesures pour prévenir tout acte, meurtre, atteinte à l’intégrité physique ou mentale des Palestiniens de Gaza, empêcher la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, et toutes mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe. L’État d’Israël doit aussi veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun de ces actes. Il doit aussi prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre de ce groupe et prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza.
L’État d’Israël doit aussi prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application des articles II et III de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide commis contre les membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza. Enfin, l’État d’Israël doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour donner effet à la présente ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci.
La Cour a noté que l’État d’Israël souligne qu’il a la responsabilité de protéger ses citoyens notamment ceux qui ont été enlevés et pris en otages pendant l’attaque menée le 7 octobre 2023. En conséquence, il soutient que son droit à la légitime défense est un élément essentiel aux fins de toute appréciation de la situation. À ce stade, la Cour n’en tire aucune conséquence. Néanmoins, il importe de relever qu’elle estime nécessaire de rappeler au paragraphe final de l’ordonnance que « toutes les parties au conflit dans la bande de Gaza sont liées par le droit international humanitaire. Elle est gravement préoccupée par le sort des personnes enlevées pendant l’attaque en Israël le 7 octobre 2023 et détenues depuis lors par le Hamas et d’autres groupes armés et appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de ces otages » . Il n’est pas indifférent de constater que la Cour ne demande aucun cessez-le-feu. En effet, s’agissant d’une décision hautement politique mais qui assurerait plus d’efficacité aux mesures provisoires prononcées par la Cour, cette dernière ne saurait se substituer à l’organe politique de l’ONU, le Conseil de sécurité qui a rejeté par trois fois les propositions de résolution tendant à exiger un cessez-le-feu humanitaire dans la bande de Gaza, en raison du veto des États-Unis3.
III – Il importe de rappeler que l’ordonnance de la Cour ne préjuge pas de sa position sur le fond de l’affaire. S’il est vrai qu’en principe une telle ordonnance lie les États, il serait précipité de déduire d’une telle ordonnance une complicité de génocide. Cependant, les réactions internationales inclinent majoritairement dans le sens de la décision de la Cour.
Au sein de la Cour, seule la juge ougandaise, nouvelle vice-présidente depuis le 6 février 2024, s’est distinguée de la majorité par le rejet de toutes les mesures indiquées. Dans sa remarquable opinion dissidente, Madame Sebutinde, rappelle que le différend entre l’État d’Israël et le peuple de Palestine est, tout d’abord, essentiellement et historiquement un différend politique, qui appelle un règlement diplomatique ou négocié et la mise en œuvre de bonne foi de toutes les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité par toutes les parties concernées, en vue de trouver une solution permanente permettant aux peuples israélien et palestinien puissent coexister pacifiquement. Il ne s’agit pas d’un différend juridique susceptible d’un règlement judiciaire. Ensuite, selon l’éminente juge, l’Afrique du Sud n’a pas démontré, même sur une base prima facie, que les actes prétendument commis par Israël et dont le requérant se plaint, ont été commis avec l’intention génocidaire nécessaire. Enfin – note la juge ougandaise – en l’absence d’une telle intention dans la commission des actes, le requérant n’a pas démontré que ceux-là sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application de la Convention sur le génocide et que les droits que le requérant revendique et qu’il cherche à protéger par des mesures conservatoires sont plausibles au regard de la convention. Or, en l’espèce, la compétence de la Cour est limitée à la Convention sur le génocide et ne s’étend pas aux violations présumées du droit humanitaire international.
De son côté, non sans habileté, le juge israélien, Aaron Barak, s’est rallié seulement à deux points du dispositif de l’ordonnance mais, dans son opinion individuelle, il rejoint la juge dissidente. Il considère que la Cour a réaffirmé le droit d’Israël de défendre ses citoyens toutefois il importe de préciser que, plus exactement, la Cour se borne à rappeler cet argument présenté par le défendeur (§§ 40 et 52 de l’ordonnance), elle ne confirme pas le droit de légitime défense d’Israël. Le juge Barak déplore que la Cour n’ait pas évoqué le contexte de la riposte israélienne à l’attaque du 7 octobre. Il estime que la demande de l’Afrique du Sud est de mauvaise foi, que l’intention de commettre un génocide n’est pas prouvée et que le caractère plausible des droits à protéger n’est pas établi. En revanche, selon le juge Barak, ce n’est pas à la lumière de la convention sur le génocide que l’affaire devrait être connue mais à celle du droit international humanitaire or le Hamas qui est l’autre belligérant, n’est pas partie à la procédure : dès lors il n’est pas possible à la Cour d’ordonner aussi des mesures conservatoires à son égard.
Le 9 février 2024, le cabinet du Premier ministre de l’État d’Israël constatait : « Il est impossible d’atteindre l’objectif de la guerre consistant à éliminer le Hamas si on laisse quatre de ses bataillons à Rafah. Il est clair, par ailleurs, qu’une opération massive à Rafah nécessite l’évacuation de la population civile des zones de combat. C’est pourquoi le Premier ministre, Benjamin Netanyahu, a ordonné aux forces de défense israéliennes et aux responsables de la sécurité de lui présenter un plan combiné pour évacuer la population et détruire ces bataillons ». Deux jours plus tard, le Premier ministre déclarait : « La victoire est à portée de main. Nous allons y arriver. Nous allons éliminer les bataillons terroristes du Hamas qui restent encore à Rafah ; c’est le dernier bastion, mais nous allons y arriver ».
Devant l’évolution de la situation, le 12 février, l’Afrique du Sud a sollicité de la Cour l’adoption urgente de mesures provisoires additionnelles. La Cour a répondu le 16 février par un bref communiqué. Elle a noté que les événements intervenus tout récemment dans la bande de Gaza, et en particulier à Rafah, « entraîneraient une aggravation exponentielle de ce qui est d’ores et déjà un cauchemar humanitaire aux conséquences régionales insondables ». Cependant, elle n’a pas fait droit à la demande sud-africaine, considérant que la situation alarmante exige la mise en œuvre immédiate des mesures conservatoires indiquées dans son ordonnance du 26 janvier, qui sont applicables à l’ensemble de la bande de Gaza. La Cour s’est bornée à souligner que « l’État d’Israël demeure pleinement tenu de s’acquitter des obligations lui incombant au titre de la convention sur le génocide et d’exécuter l’ordonnance du 26 janvier, notamment en assurant la sûreté et la sécurité des Palestiniens dans la bande de Gaza »4.
Le même jour, alors que les États-Unis venaient d’exercer leur veto au Conseil de sécurité sur la proposition algérienne de cessez-le-feu humanitaire, avec un art de la nuance sémantique propre à la diplomatie américaine, le Président des États-Unis réclamait « un cessez-le-feu temporaire » à Gaza « pour faire sortir des otages » ; il avait jusqu’alors préconisé une « trêve » ou une « pause » dans les combats…
Dans ces circonstances, les décisions de la Cour illustrent le caractère diplomatique de la justice internationale. Le débat judiciaire et le délibéré de la Cour sont le masque d’une véritable « diplomatie judiciaire ».
À l’extérieur du cercle des parties présentes devant la Cour, les déclarations de principe ou même les décisions de justice nationales de divers États dénotent une certaine évolution vis-à-vis d’Israël.
Il n’est pas surprenant qu’en Afrique du Sud, sa ministre des relations internationales Naledi Pandor, ait attiré l’attention de tous les États sur leur obligation juridique de respecter les mesures provisoires ordonnées par la Cour, concluant qu’à défaut ils se rendraient de crime de génocide ; elle affirme que si le jugement sur le fond accueille la demande de la requérante et constate qu’Israël a commis un génocide, tous ces États seraient complices et coupables d’un tel crime autant qu’Israël.
Aux États-Unis, le mouvement hostile à Israël a pris une certaine ampleur. Par-delà les manifestations de l’opinion publique, il est sans précédent qu’un tribunal fédéral ait indirectement affirmé qu’Israël commettait un génocide avec le soutien des États-Unis : le 31 janvier, le tribunal fédéral du district nord de Californie, a estimé que la plainte déposée par des organisations de défense des droits des Palestiniens et des particuliers aux États-Unis et dans la bande de Gaza ne relevait pas de la « compétence limitée » du tribunal et devait être rejetée pour des raisons techniques. En effet la politique étrangère des États-Unis est une « question politique » pour laquelle les juridictions n’ont pas compétence. Le président Joe Biden, le secrétaire d’État américain Antony Blinken et le secrétaire du Pentagone Lloyd Austin étaient cités comme défendeurs dans cette action en justice, qui visait à obtenir une ordonnance d’urgence interrompant le soutien des États-Unis à l’assaut d’Israël contre la bande de Gaza. Dans sa réponse à l’action en justice, l’administration Biden a demandé le rejet de l’affaire pour des raisons de procédure5.
Le juge a considéré l’affaire comme un cas rare « dans lequel l’issue souhaitée est inaccessible au tribunal», mais il a notamment rappelé que la Cour internationale de justice avait jugé « plausible » la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud contre Israël et a suggéré que le gouvernement américain devrait reconsidérer son rôle dans le soutien apporté à l’assaut contre Gaza. Le Tribunal a dit que « les témoignages incontestés des plaignants et les avis d’experts présentés lors de l’audience sur ces requêtes, ainsi que les déclarations faites par divers responsables du gouvernement israélien, indiquent que le siège militaire en cours à Gaza vise à éradiquer un peuple entier et relève donc plausiblement de l’interdiction internationale du génocide »6.
« Il est de l’obligation de chacun de s’opposer au siège actuel de Gaza, mais il est également de l’obligation de ce tribunal de rester dans les limites de son champ de compétence », a-t-il conclu. « Ce tribunal implore les défendeurs d’examiner les résultats de leur soutien indéfectible au siège militaire contre les Palestiniens de Gaza ». Le tribunal se dit accablé par le fait de ne pas prendre « la décision importante d’empêcher l’administration Biden de continuer à soutenir le massacre du peuple palestinien ».
Aux Pays-Bas, le 12 février, dans une affaire relative à l’expédition de pièces détachées d’avions de chasse F-35 appartenant aux États-Unis d’un entrepôt néerlandais vers Israël, la Cour d’appel de La Haye, sans citer l’ordonnance de la CIJ, a ordonné que le gouvernement bloque l’exportation dans le délai d’une semaine. Elle a jugé qu’il était indéniable qu’il existait un risque manifeste que les pièces détachées d’avions soient utilisées en violation grave du droit international humanitaire. Le gouvernement s’estimant entravé dans son activité internationale a formé un pourvoi devant la cour suprême7.
La pression exercée sur l’État d’Israël apparaît aussi à travers les audiences qui se tiennent en février devant la Cour internationale de justice dans une autre affaire qui met en cause Israël. En effet, le 30 décembre 2022, l’Assemblée générale de l’ONU a saisi la Cour d’une demande d’avis consultatif sur les conséquences juridiques des politiques et des pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est. De nombreux États de toutes les parties du monde participent à la procédure. Plusieurs organisations ont été autorisées à participer à la procédure. Les audiences dans cette affaire se tiennent du 19 au 26 février 2024, or la situation à Gaza et l’ordonnance de la Cour ne manquent pas d’influencer les plaideurs.
Les positions des gouvernements sont largement confirmées. Cela est illustré par les vues exprimées par exemple par les États-Unis et la Chine. L’agent du département d’État américain, M. Richard Visek, a défendu avec vigueur le contrôle exercé par Israël sur les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de Gaza. La Chine plaide pour l’exercice du droit à l’autodétermination du peuple palestinien et dénonce la violation du droit international par Israël du fait de l’occupation des territoires palestiniens. Parfois, les positions évoluent. Ainsi à l’audience, le représentant du Royaume Uni plaidait pour une solution négociée à deux États mais, au Conseil de sécurité, il s’abstient sur les résolutions relatives à un cessez-le-feu à Gaza le 21 février. Lord Cameron, depuis sa nomination comme ministre des Affaires étrangères du Royaume Uni, a multiplié les visites au Proche Orient et le 30 janvier 2024 il évoquait la possibilité pour son pays de reconnaître la Palestine comme État, y compris aux Nations Unies. Ce serait un « progrès irréversible » vers la solution à deux États. Pour le représentant de la Palestine à Londres Husam Zomlot, la déclaration de Lord Cameron est « historique car pour la première fois le gouvernement britannique considère qu’une telle reconnaissance serait une contribution à une solution pacifique plutôt qu’un simple résultat ». Inversement, l’ancien conseiller américain à la sécurité nationale a considéré que David Cameron « plantait un couteau dans le dos d’Israël ». Pourtant, en Amérique, les manifestations répétées suscitées par les événements de Gaza révèlent que l’opinion américaine évolue aussi…
Jean-Yves de Cara – Professeur émérite à la Faculté de droit Sorbonne Paris Cité – Avocat à la Cour
Institut Méditerranéen de Droit et de Géopolitique
NOTES
1 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt n° 2, 1924, C.P.J.I. série A n° 2, p. 11.
2 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 219, par. 29)
3 16 octobre rejet de la proposition russe de cessez-le-feu humanitaire (13 oui, abstention du Royaume-Uni, veto des États-Unis ; 8 décembre rejet de la proposition de cessez-le-feu présentée par les Émirats Arabes Unis (même vote) ; 20 février, rejet de la proposition de l’Algérie (même vote).
4 Communiqué aux parties par lettre du greffier le 16 février 2024.
5 Defense for Children International – Palestine v. Biden, Northern District of California, motion for preliminary injunctive relief, 4/23-cv-05829, Oakland, Judge Jeffrey White presiding.
6 There are rare cases in which the preferred outcome is inaccessible to the Court. This is one of those cases. The Court is bound by precedent and the division of our coordinate branches of government to abstain from exercising jurisdiction in this matter. Yet, as the ICJ has found, it is plausible that Israel’s conduct amounts to genocide. This Court implores Defendants to examine the results of their unflagging support of the military siege against the Palestinians in Gaza.
7 EJILtalk.org. February 16, 2024