S’inscrivant dans la continuité d’une politique à long terme, l’intelligente diplomatie africaine du Roi Mohammed VI vient de s’illustrer par une nouvelle étape : l’initiative royale de facilitation de l’accès à l’Océan Atlantique des pays du Sahel.
En effet, le 23 décembre, lors d’une réunion à Marrakech des ministres des Affaires étrangères du Maroc, du Tchad, du Niger, du Mali et du Burkina Faso, a été présentée cette « initiative », annoncée par le roi dans son discours prononcé le 6 novembre à l’occasion du 48e anniversaire de la Marche verte. Elle répond à une double préoccupation. Par sa côte méditerranéenne, le Maroc est le plus proche interlocuteur africain de l’Europe, il est une fenêtre géopolitique et un « hub » illustré notamment par le complexe industriel et portuaire de Tanger Med. Depuis que le Maroc a récupéré ses Provinces du sud au Sahara, « sa vocation de pays atlantique s’est encore affirmée ». Le long des mille deux cents kilomètres de côte, s’étendent des zones de pêche particulièrement riches en ressources halieutiques mais aussi des zones offshore qui offrent un potentiel d’exploitation de ressources minérales et d’investissements internationaux. À cela s’ajoutent le dessalement de l’eau de mer, les énergies renouvelables, les biotechnologies marines. Avec la zone économique exclusive de 200 milles marins et l’extension du plateau continental sollicitée en 2017 qui donne des droits d’exploration et d’exploitation à l’État côtier, le Maroc dispose de facteurs de développement économique mais aussi stratégique considérables (185200 km2). Ces ressources sont au service des populations qui vivent et travaillent au Sahara marocain, elles favorisent aussi le développement du pays et elles sont de nature à stimuler la constitution d’une flotte de marine marchande compétitive. Ainsi que le constate le Conseil économique, social et environnemental, l’économie bleue constitue le pilier d’un nouveau modèle de développement du Maroc1.
Sous l’angle géopolitique, cette façade atlantique a vocation à constituer, selon le Roi « un foyer de rayonnement continental et international ».
À cette fin, le Roi considère que pour faire face aux difficultés auxquelles se trouvent confrontés les États du Sahel, « la solution ne peut être exclusivement sécuritaire ou militaire, mais elle doit se fonder sur une approche de coopération et de développement commun ». Dans cet esprit, il propose de lancer une initiative à l’échelle internationale pour favoriser l’accès des États du Sahel à l’océan Atlantique. En effet, ces États n’ont pas d’accès direct à la mer ; or ils pourraient ainsi acquérir un débouché sur l’océan par le port de Dakhla au Sahara marocain.
Il importe de rappeler que l’initiative marocaine répond à une attente des États intéressés. D’une part, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont formé le 16 septembre 2023 une « Alliance des États du Sahel » dans le dessein de faire face aux défis en matière de sécurité en constituant une structure de défense collective et de soutien mutuel. Cette décision n’est pas fortuite. Elle intervient à la suite des récents coups d’État survenus dans « la ceinture de coups d’État » des années 2020, en dernier lieu au Niger le 26 juillet 2023, et de l’affaiblissement des gouvernements en place. Il y a lieu de rappeler aussi qu’en 2017 plusieurs partenaires au développement ont créé l’Alliance Sahel, une plate-forme de coopération internationale pour soutenir les initiatives de développement dans cette région. Selon le Roi Mohammed VI, pour que son initiative aboutisse « il est primordial en effet de mettre à niveau les infrastructures des États du Sahel et de les connecter aux réseaux de transport et de communication implantés dans leur environnement régional ».
Encore faut-il convaincre la Mauritanie de s’associer à l’initiative marocaine, car les États en cause n’ont pas de frontière avec le Maroc.
En effet, dans l’ordre international, les États enclavés ont cherché depuis longtemps à obtenir la reconnaissance d’un droit d’accès à la mer et de transit à travers le territoire de l’État côtier. La coutume internationale ne l’a pas consacré mais le droit a évolué malgré la vive réticence des États côtiers et de transit. En 1921, la convention de Barcelone sur la liberté de transit a consacré le droit au pavillon des États sans littoral sans que ces derniers bénéficient pour autant de droits particuliers. La convention de Genève de 1958 relative à la haute mer prévoit que « pour jouir des libertés de la mer à l’égal des États riverains de la mer, les États dépourvus de littoral devraient accéder librement à̀ la mer ». À cet effet, les États situés entre la mer et un État dépourvu de littoral accordent, d’une commune entente et en conformité́ avec les conventions internationales en vigueur, à l’État dépourvu de littoral, sur une base de réciprocité́, le libre transit à travers leur territoire. La Convention sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 (articles 124 à 132) consacre le droit d’accès des États sans littoral à la mer et à la liberté de transit ; elle affirme la spécificité de ce transit, qu’elle rattache expressément à la liberté des mers et au « patrimoine commun de l’humanité ». Les États dépourvus de littoral voient dans ce droit d’accès à la mer un élément du droit du développement. Il n’en demeure pas moins qu’un accord entre les pays en cause est nécessaire, relatif aux conditions et modalités du transit même si l’exigence de réciprocité au profit des États côtiers est abandonnée.
Sans doute, les pays en développement sans littoral et de transit se sont efforcés de consolider la liberté de transit et de faire consacrer un droit effectif d’accès à la mer. Des déclarations et des programmes d’action ont été adoptés afin d’améliorer et de simplifier les procédures de transit ou de favoriser les partenariats avec les États sans littoral : la conférence ministérielle des pays en développement sans littoral et de transit à Almaty en 2003, puis la conférence des Nations Unies à Vienne en 2014 se sont attachées à renforcer les mesures et les accords entre ces États. Cependant, dans la pratique, il revient aux États de conclure des accords bilatéraux qui favorisent la liberté d’accès à la mer ; cela dépend largement de la bonne volonté des États de transit, des États côtiers qui peuvent contrôler ou entraver ou faciliter sur leur territoire terrestre ou maritime le commerce maritime des États enclavés ou dépourvus de littoral.
La jurisprudence en témoigne. Devant la Cour internationale de justice, l’État plurinational de Bolivie a soutenu que, outre le régime de transit accordé par un traité de 1904, le Chili avait « l’obligation de négocier de bonne foi et de manière effective avec la Bolivie en vue de parvenir à un accord assurant à celle-ci un accès pleinement souverain à l’océan Pacifique ». Selon l’État demandeur, « au-delà des obligations générales que lui impose le droit international, le Chili s’est plus particulièrement engagé, par des accords, sa pratique diplomatique et une série de déclarations attribuables à ses plus hauts représentants, à négocier afin que soit assuré à la Bolivie un accès souverain à la mer ». Or, selon la Bolivie, le Chili « ne s’est pas conformé à cette obligation et en conteste l’existence même ».
De l’examen des divers fondements invoqués par la Bolivie, la Cour a conclu qu’aucun d’eux n’établit une obligation pour le Chili de négocier l’accès de la Bolivie à l’océan Pacifique. La Cour observe que cette conclusion « ne doit cependant pas être comprise comme empêchant les Parties de poursuivre leur dialogue et leurs échanges dans un esprit de bon voisinage, afin de traiter les questions relatives à l’enclavement de la Bolivie, dont la solution est considérée par l’une et l’autre comme relevant de leur intérêt mutuel. Avec la volonté des Parties, des négociations ayant un sens seront possibles »2.
Par conséquent, l’initiative marocaine suppose l’accord de la Mauritanie. Or cet État dont la politique étrangère est marquée par sa situation géographique à la jonction de l’Afrique du nord et de l’espace subsaharien, s’est clairement engagé au sein du G5 Sahel, constitué en 2014 avec le Niger, le Tchad, le Burkina Faso et le Mali. Amorcée lors du sommet de Pau en 2020, la Coalition pour le Sahel a pour objet une action forte et solidaire des pays du Sahel face à la gravité de la crise, à l’urgence et aux besoins de la région. L’objectif n’est pas seulement sécuritaire mais il porte aussi sur les besoins en matière de développement et la Coalition vise à promouvoir une approche intégrée à l’échelon régional, comprenant l’ensemble des leviers et des acteurs en cause politiques, militaires, sécuritaires et de développement. L’exécutif de la Coalition pour le Sahel est établi à Nouachkott et depuis septembre 2023, son haut représentant est le Mauritanien M. Hammadi Ould Meimou. Les conditions semblent donc favorables à la réalisation de l’initiative royale relative à l’accès des États du Sahel à l’océan Atlantique.
Il est manifeste, en revanche, que la proposition du Maroc est de nature à contrarier la politique de l’Algérie pour laquelle, jusqu’à présent, la Méditerranée est le débouché naturel de ces États. En outre, la consécration de l’initiative marocaine marquera la reconnaissance par les États du Sahel de la souveraineté du Maroc sur le Sahara marocain.
Jean-Yves de Cara, Institut Méditerranéen de Droit et de Géopolitique
1– Rapport CESE, « L’économie bleue : pilier d’un nouveau modèle de développement du Maroc », auto-saisine n°38/2018.
2 – Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), arrêt, C.I.J. Recueil 2018, §176, p 564.