Après son couronnement, le Roi Charles III d’Angleterre avait réservé à la France sa première visite d’État à l’étranger au printemps 2023. Celle-là a été reportée au 20-22 septembre et l’Allemagne fut alors le premier État à accueillir le Roi après son sacre. Pourtant le Roi souhaitait suivre la tradition des monarques de la maison de Windsor après Edouard VII en 1903, Georges V en 1914 puis 1918, Georges VI en 1938 et la Reine Elisabeth qui consacra cinq visites d’État à la France à partir de 1958 (1972, 1992, 2004, 2014). La Reine Victoria, sacrée en 1838, vint en visite d’État seulement en 1855 accueillie par l’Empereur Napoléon III mais, dès 1843 et 1845, la Reine avait rendu une visite privée en Normandie au Roi Louis-Philippe, premier souverain britannique à rendre visite à un monarque Français depuis 1520 lorsque François 1er et Henry VIII se rencontrèrent au camp du drap d’or.

Pour la République, le prestige de ces visites tient paradoxalement au caractère sacré du monarque britannique et à l’éclat que la couronne d’Angleterre conserve dans le pays de la Révolution qui a décapité son Roi.

La cérémonie dite « couronnement » du Roi est un sacre. Empreinte d’une dimension spirituelle, elle fait de lui un homme à part. Au Royaume Uni, les principaux éléments de ce rite millénaire remontent au moins à 973 lorsqu’Edgar convoque à Bath archevêques, évêques, juges et tous ceux qui avaient rang et dignité pour assister à sa consécration comme monarque. Le sacre se déroulait dans divers lieux pour les rois anglo-saxons, Londres, Winchester ou Kingston mais peu de temps après la fin de la construction de l’abbaye de Westminster ce fut là qu’il se déroula dès 1065 pour le sacre du dernier roi anglo-saxon Harold. Depuis Guillaume le Conquérant jusqu’à Charles III, l’abbaye est le cadre d’un rite immuable dont l’ordo combine des usages remontant aux rois anglo-saxons et des compilations franques, en particulier celles d’Hincmar archevêque de Reims et de Charles le Chauve. Quatre recensions se sont succédé jusqu’à Henry III à la fin du XIIIe siècle. Ce dernier, couronné d’un cercle d’or à la hâte à l’âge de neuf ans dans la cathédrale de Gloucester, alors que Londres était aux mains des Français, insista pour obtenir du Pape une dispense afin d’être sacré et oint une seconde fois dans l’abbaye de Westminster en 1220. L’ordo établit un parallèle entre la royauté et la dignité épiscopale ; il prescrit une suite liturgique de prières et de bénédictions qui donne à chaque étape de la solennité une signification sacramentelle.

Le déroulement du rituel est précis et immuable, même si chaque sacre est précédé par des mois de préparation au sein d’un comité où se côtoient les ecclésiastiques et les grands dignitaires, en présence du principal intéressé, le Roi, qui imprime sa marque ou ses inclinations. Le premier temps est la reconnaissance par laquelle l’archevêque accueille le monarque et se tournant vers les quatre points cardinaux déclare : « Messieurs, je vous présente ici X votre Roi/Reine incontestable, pourquoi vous êtes tous venus ce jour pour rendre hommage et service, êtes-vous d’accord pour faire de même » et des quatre coins retentit la réponse « God save King Charles ».

Après l’acclamation du peuple rassemblé dans l’abbaye, le Roi prête serment. Cette promissio Regis comportait, à l’origine, trois engagements : préserver la paix pour l’Eglise de Dieu et le peuple chrétien en tout temps, interdire la rapacité et l’iniquité à tous les degrés et garantir l’équité et la pitié dans tous les jugements. La formule a évolué depuis 1688, elle s’est adaptée à l’évolution du Royaume et de l’Empire. La Reine Elisabeth II s’engagea en répondant aux questions de l’archevêque, à gouverner ses peuples du Royaume, des dominions et des autres possessions et territoires conformément à leurs lois et coutumes, à assurer l’exécution des jugements selon le droit la justice et la pitié et enfin à maintenir les lois de Dieu et la vraie foi de l’Évangile, la religion réformée protestante et préserver l’Église d’Angleterre, sa doctrine, son culte, ses évêques et son clergé, leurs églises, leurs droits et privilèges selon la loi. Puis la Reine s’était avancée vers l’autel et avait répété son serment avant de le signer. De la même façon, le Roi Charles III a déclaré, professé et témoigné de sa foi protestante et s’est engagé à garantir la succession au trône dans la foi protestante et les lois au mieux des pouvoirs qui lui sont reconnus en droit. Il a également signé les copies des serments rédigés présentés par le Lord Chambellan.

Vient ensuite le moment crucial de la cérémonie : assis sur le siège du couronnement le monarque reçoit les saintes huiles des mains de l’archevêque qui les verse de la sainte ampoule à l’aide de la cuillère de l’onction, seul objet du XIIe siècle qui a survécu à la fonte ou à la vente des joyaux de la couronne du Moyen âge et de l’époque Tudor par les parlementaires lors de la guerre civile. C’est le seul moment qui ne puisse être filmé ou photographié, l’onction étant reçue derrière un écran. Non seulement, ce geste cérémoniel s’inscrit dans la tradition biblique du livre de Samuel et du livre des Rois pour sanctifier et consacrer à Dieu la personne qui en est l’objet mais, en outre, le Roi est chef et défenseur de la Foi et de l’Église d’Angleterre

Oint du Seigneur, le monarque peut être investi : revêtu d’une robe de lin blanc sans manche (colobium sindonis) sur lequel est placé un long manteau orné de soie et d’or (supertunica), il reçoit les regalia, symboles de la royauté : l’orbe surmonté d’une croix, l’anneau représentant le mariage du souverain avec la nation, le sceptre à la croix d’or, le sceptre à la colombe ; des personnalités choisies présentent les éperons, les bracelets de sincérité et de sagesse, l’épée d’apparat ornée de roses, de chardons, de harpes et de fleurs de lys, à laquelle est substituée l’épée d’offrande plus légère, puis trois autres épées qui symbolisent la clémence, la justice temporelle et la justice spirituelle. Alors seulement, l’archevêque place la couronne de St Edouard sur la tête du souverain tandis que l’assemblée clame trois fois God save the King. Ce dernier est conduit du fauteuil du couronnement au trône pour qu’il prenne possession de son royaume, exhorté par l’archevêque Sta et retine , « stand firm and hold fast from henceforth this seat of royal dignity which is yours by the authority of Almighty God », prière qui exprime la stabilité et la constance. Enfin, l’archevêque et le haut clergé sont les premiers à rendre hommage au Roi suivis par le Prince de Galles, les ducs et les pairs représentant l’aristocratie. Le Roi quitte l’abbaye en procession, en robe de velours violet, portant la couronne impériale substituée à celle du couronnement.

Contrastant avec l’éphémère onction du suffrage universel, ce rituel exprime l’incarnation de l’État et de la nation par le souverain autant que la nature spirituelle d’un Roi-prêtre conduit par l’Esprit Saint dans sa mission. Cela explique qu’il était impensable à la Reine Elisabeth d’abdiquer, comme à tous ses prédécesseurs. Causant grand émoi à l’archevêque de Canterbury, Edouard VIII espérait que la cérémonie serait raccourcie ou même évitée, il y avait un précédent puisque Guillaume IV aurait voulu abolir le sacre mais il avait dû s’y résoudre en 1831. En 1937, le Duc d’York ayant assisté à toutes les réunions préparatoires, il put lui être substitué à Edouard VIII roi non sacré qui abdiquait et la date même du sacre de Georges VI et Elisabeth ne fut pas changée.

Néanmoins, le rituel n’est pas figé. Le Roi Charles III a été fidèle à l’intention royale exprimée en 1911 d’aménager la cérémonie pour tenir compte de tous les pays de l’Empire devenus Dominions par l’effet du statut de Westminster, et d’harmoniser la tradition et les usages constitutionnels nouveaux ou l’évolution de la société. Aussi, les rites fixés en 1911 et observés depuis lors – on peut y voir l’influence de Queen Mary pour laquelle la monarchie britannique était sacrée – demeurent. La cérémonie s’est adaptée à la société. A travers l’assistance et le choix des personnalités qui participent au service, elle reflète la composition du Commonwealth, la diversité des classes sociales, la place croissante d’autres religions. En 1911, une place fut faite aux représentants des syndicats, des coopératives, des amicales ou associations. En 1953, la demande du premier ministre socialiste Atlee de voir le Speaker de la chambre des communes participer à la cérémonie pour représenter « l’homme ordinaire » fut rejetée ; en 2023 c’est le Leader des communes, une femme, qui préside aussi le Conseil privé, qui porte et présente au Roi l’épée d’apparat puis l’épée d’offrande. Des familles aristocratiques participent traditionnellement aux rites tel le duc de Norfolk toujours chargé de l’organisation du sacre ou le marquis de Cholmondeley, mais pour le Roi Charles III, des pairs non issus de religions chrétiennes ont aussi contribué à la présentation des regalia pour démontrer l’interdépendance des sujets dans l’investiture du monarque.

En revanche, l’assistance a reflété dans le passé l’évolution de la société. La liste des invités au sacre de Charles III a pu surprendre : certains grands aristocrates associés au pouvoir royal, parfois depuis mille ans, ont été exclus tels les Ducs de Rutland et de Somerset ou le Vicomte Hereford qui se sont déclarés consternés et perplexes. Déjà en 1902 une série de nouveaux invités vit le jour avec les présidents des nouveaux conseils de comtés, les représentants des Églises non anglicanes, les maires de district de Londres et les représentants des professions légales et médicales. Trois cents sièges furent aussi assignés aux représentants des diverses parties de l’Empire, premiers ministres, gouverneurs mais aussi maharajahs, officiers et citoyens éminents. Quoique moins nombreuse, l’assemblée a été considérablement étendue en 2023 d’abord à des membres éloignés de la famille des souverains, ensuite à des représentants d’associations philanthropiques, des arts et de la culture, des communautés religieuses ou autres, des titulaires de la médaille de l’empire britannique.

Le jubilé de diamant de la Reine Victoria en 1897, désigné comme « l’invention de la tradition » a été suivi par le sacre d’Edouard VII en 1902. Le sacre du Roi Charles a suivi de peu le jubilé de platine de la Reine Elisabeth puis ses funérailles grandioses en 2022, perpétuant un rite remontant au moyen âge.

Le sacre est un point d’orgue spirituel, national et politique. La monarchie est intemporelle, elle assure la continuité d’une nation qui, par-delà sa diversité et les aléas de l’histoire se perpétue dans l’espérance et la foi en son avenir. Inspirés par leur mission spirituelle, les rois savent aussi trouver les mots justes. Chacun se souvient de l’admirable message de Georges VI à son peuple aux heures tragiques de Noël 1939, terminé sur une citation inspirée par la jeune princesse Elisabeth: I said to the man who stood at the gate of the year: “Give me a light that I may tread safely into the unknown.” And he replied: “Go out into the darkness and put your hand into the Hand of God. Au décès de la Reine Elisabeth le nouveau Roi Charles III exprima avec tact sa compassion à la tristesse du peuple anglais et sa peine personnelle, tout en assurant la continuité du devoir royal, avant même d’avoir prêté le serment du sacre : « As the queen herself did with such unswerving devotion, I, too, now solemnly pledge myself, throughout the remaining time God grants me, to uphold the constitutional principles at the heart of our nation« . Comment ne pas se souvenir des derniers mots du Roi Louis XVI avant l’ultime sacrifice qui faisait écho à son sacre : « Je meurs innocent de tous les crimes que l’on m’impute. Je pardonne aux auteurs de ma mort. Je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France ». 

Jean-Yves de Cara

Professeur émérite à l’université Sorbonne Paris Cité

Avocat au barreau de Paris